Le manque est au coeur des relations humaines et de la pensée, de l’économie et de la recherche, du désir et de la quête, de l’attente et de l’espoir. Peut-on réellement s’en passer ? Qu’appelons-nous au juste « manque » ? Nous pouvons manquer d’une chose, nous pouvons manquer de sens, nous pouvons manquer à quelqu’un ou quelqu’un peut nous manquer.
Ce manque a trouvé son expression dans un terme devenu incontournable en marketing : le « sans ». Sans sucre, sans gluten, sans lactose, sans calorie, sans nicotine, sans adjuvant, sans huile de palme, sans colorant, sans contact : par un tour de passe-passe extraordinaire, nous avons su transformer l’absence en valeur, le manque en objet de convoitise.
Et si, sous cet angle, nous pouvions relire l’histoire de la pensée, entre plein et manque, désir et néant ? Et si l’histoire de nos sociétés de consommation révélait en creux une autre histoire, celle de la métaphysique de nos temps troublés ?
Qui est Mazarine Pingeot ?
Mazarine Pingeot est romancière et philosophe. Elle enseigne à Sciences Po Bordeaux.
Le mot de Mazarine Pingeot aux lycéens jurés:
Vivre sans, une philosophie du manque, est parti d’une réflexion sur la multiplication des étiquettes mettant en avant la préposition « sans » : sans huile de palme, sans sucre, sans alcool, sans paraben, etc. J’ai trouvé intéressant que la valeur ajoutée d’un produit (puisqu’on l’achète pour ce manque, pour cette absence), soit désormais l’absence d’un ingrédient qui s’y trouvait auparavant. Le marketing a réussi à transformer l’absence en présence, le manque en valeur ajoutée, car il va de soi que les produits « sans », contrairement à ce qu’on pourrait penser au premier abord, valent plus chers que les produits « avec ». C’est l’absence désormais que l’on achète, et non le surplus. Pourquoi ? Parce que ce « sans » véhicule avec lui toute une idéologie : le combat écologique et la santé. Ce sont les maîtres mots du marketing « éthique » : il faut que les produits que l’on consomme ne nuisent pas au climat (voire participent à lutter contre le réchauffement), et garantissent une bonne santé. Ainsi, le capitalisme qui repose sur la croissance et la consommation a réussi à retourner le mot d’ordre de décroissance et à l’incorporer dans son marketing. A partir de ce constat, j’ai cherché dans l’histoire de la philosophie la façon dont on pouvait penser le manque, et son pendant : le désir. Or le désir peut être pensé comme désir d’avoir (obtenir toujours plus, la pléonexie), ou comme désir d’être (indexé à notre manque constitutif). Toute l’histoire des idées a oscillé entre ces deux interprétations, et revenir à la question du désir d’être qui porte nécessairement en lui une forme d’inquiétude, d’angoisse, mais aussi de créativité, me semble salutaire.