Une lecture en classe des ouvrages sélectionnés

Lycée Louis Payen, Saint-Paul, Ile de la Réunion

Par Chantal AUDEBEAU, professeur.

Groupe classe de Terminale Littéraire : 11 élèves


Ouvrages en lice

  • Julia Beauquel, Danser (Ed. Carnets du Nord)
  • Frédéric Gros, Désobéir (Ed. Albin Michel-Flammarion)
  • Kévin Capelli, L’expérience du monde (Ed. Apogée)

Le but de cet article est le partage d’une expérience singulière. Il se veut principalement un récit d’expérience et ne prétend à aucune généralisation théorique. Il s’agit d’une expérience en marge du programme de philosophie de Terminale mais intégrée aux heures habituelles. Cette lecture collective des ouvrages en lice est restée complètement différenciée de toute autre approche textuelle réalisée au sein des cours. L’objectif était de permettre à chaque élève de lire effectivement chaque ouvrage, en deux sens du verbe « lire » : d’en faire l’épreuve textuelle page à page et d’en tirer une expérience personnelle de sens par l’expérimentation de leur caractère philosophique. Il s’agissait de résoudre le problème pratique suivant : comment faire en sorte que les élèves s’engagent réellement dans cette entreprise de lecture, sans l’esquiver, sans tricher d’un côté et sans avoir à se soumettre à des contraintes d’autorité d’un autre ? L’enjeu pour moi était de vérifier que le jugement personnel de mes élèves pouvait être formé par la lecture, en posant pour condition qu’une véritable lecture est mue par le désir qui aiguillonne le rapport au livre. Le défi n’est pas des moindres, d’autant que le livre philosophique n’engage jamais une lecture fleuve. Il ouvre aux péripéties d’une lecture hoquetante : lire des essais philosophiques c’est toujours faire face à la rugosité conceptuelle. Cela demande d’être capable de surmonter la frustration de la perte du sens, d’être tenace face à l’ingratitude des allers-retours, de la relecture toujours nécessaire.

La mise en place matérielle et le choix des contraintes

L’organisation du Prix demande la participation d’élèves volontaires de tout l’établissement ou des classes du professeur participant. Mais une telle organisation demande un suivi extérieur aux heures de cours. Il n’est pas assuré que les élèves volontaires au départ restent motivés toute l’année. Face à cette difficulté, j’ai donc préféré inscrire une classe et en faire une activité obligatoire. Mon choix s’est porté sur la classe de Terminale Littéraire parpréférence symbolique autant que rationnellement calculée. Il s’agissait d’une classe à petit effectif, ayant reçu une initiation à la philosophie en Première et étant ma dernière promotion de Terminale Littéraire. L’effectif de 11 élèves permettait de suivre leur progrès de lecture par un tour de table donnant à chacun la parole. La participation au Prix pouvait donc être intégrée aux heures de cours. Pour rappel, le principe du Prix est lui-même pensé de telle sorte que les contraintes y soient réduites au minimum. Il s’agit pour les professeurs de s’inscrire auprès des organisateurs, de commander les ouvrages, de les distribuer aux élèves et de finaliser le vote de manière interne à la fin du mois de mai de l’année civile suivante afin  d’en envoyer le décompte par mail aux organisateurs.

Les ouvrages furent commandés dès juin et distribués dès la fin du mois d’août (deuxième semaine de cours à la Réunion). Le prix des livres étant augmenté de taxes portuaires sur notre île, ma collègue documentaliste et moi avons opté pour quatre ouvrages de chaque titre de manière à pouvoir envisager une répartition tournante des livres entre les élèves (soit, 12 livres au total pour 11 lecteurs). Nous avons laissé les élèves choisir leur ouvrage selon le critère qui leur convenait, sans en imposer. Ainsi ont-ils pu se déterminer selon la quatrième de couverture, le volume de l’ouvrage, ou même selon la taille des caractères ou l’impression que leur faisait le titre. 

Les élèves ont donc adopté des stratégies différentes. Certains ont préféré commencer par l’ouvrage qui leur paraissait le plus difficile en raison du nombre de pages, du thème et d’une première approche en ouvrant quelques pages au hasard. Une élève consciente de ses difficultés de lecture, son manque d’habitude et sa difficulté de concentration a préféré commencer par Désobéir, qu’elle supposait être le plus difficile. D’autres pour les mêmes raisons ont préféré L’Expérience du Monde, qui leur semblait le plus facile au vu du nombre de pages et du thème apparent. Il s’agissait pour eux de s’entraîner pour être capables d’envisager les deux autres. Le rapport au titre est aussi un point d’accroche. Danser, est un titre aux allures familières. Mais du coup, il provoque d’emblée autant de curiosité que de suspicion : pourquoi un tel thème en philosophie ? Les préjugés sont convoqués. Danser, c’est pour « se libérer l’esprit » et surtout « des cours » ! Par ex, L. commence par Danser car elle pratique la danse depuis de nombreuses années. Elle est impatiente de comprendre en quoi cette activité a un rapport avec la philosophie. Au contraire, M. préfère l’éviter. Il se définit comme sportif et n’a pas d’intérêt immédiat pour cette thématique. 

Les élèves avaient la priorité sur les ouvrages, de telle sorte qu’en tant que professeur, je n’ai commencé ma lecture qu’aux vacances de décembre. Cette ignorance est salutaire pour le bon déroulé de l’expérience : l’écoute est plus dégagée, l’absence de contrôle de la correction des propos est inévitable, mais le professeur peut interroger l’élève, dire qu’il ne comprend pas et inciter l’élève à expliquer.

J’ai donné un double rôle à mon statut de professeur.. D’une part, je me suis faite secrétaire de séance pour recueillir le plus fidèlement possible leur parole. D’autre part, j’ai tâché d’exprimer des remarques incitatives. Il s’agissait de stimuler une parole qui permettra à l’élève de reprendre courage sans perdre sa liberté de jugement. Il s’agissait parfois d’interroger pour demander une explication, une clarification sans mettre en échec. Ici, le professeur n’est plus celui qui sait et rectifie. Aucune évaluation formelle et pédagogique émanant du professeur n’est associée à l’expérience. L’élève évalue seul par son discours devant les autres, s’il a lu effectivement, s’il a compris ce qu’il a lu, s’il est capable d’en rendre compte. Amenés à prendre parole devant le groupe (sans cérémoniel, chacun reste assis à sa place), tous les élèves ont préféré prendre des notes et sans doute éviter une improvisation vaine trop facilement repérable par les autres lecteurs, et sans doute aussi par le professeur.

La découverte  

La lecture des premiers chapitres constitue le moment enthousiaste de l’expérience de l’étonnement. Dès les premières pages ou les prologues, les problématiques sont inscrites de manière plus ou moins abruptes mais sans ambiguïté. L’expression des élèves se fait en conséquence.

Désobéir  : G: « C’est un livre inattendu. On est toujours habitué à obéir. Philosopher c’est désobéir. Il nous amène à nous mettre en question. Pour lui, la question est du côté de la désobéissance. On n’accepte pas tout de suite cette question. » Les trois autres lecteurs expriment le même étonnement. « On n’accepte pas tout de suite de désobéir. Il faut y réfléchir, ça fait peur. » « C’est vrai qu’on a toujours l’impression que désobéir c’est commettre une faute. Mais il nous donne l’exemple du Christ : le Christ a désobéi aux tentations du diable. Désobéir, au fond c’est s’obéir à soi-même » O. est très enthousiaste en commentant le prologue. « Ce livre a provoqué chez moi une prise de conscience. Pour lui c’est obéir qui est un problème. Pour nous c’est désobéir. C’est contraire à tout ce qu’on nous a déjà dit. » O. lit rapidement, elle apprécie l’ouvrage. Elle le trouve dense, parfois il faut reprendre, recommencer. Mais elle prend des notes très scrupuleuses de la lettre du texte. Elle est capable d’en rendre compte, d’expliquer en cours. On accepte toujours de faire ce que les autres nous disent de faire, surtout parce qu’ils ont de l’autorité sur nous. Mais il y a des injustices sociales, alors on ne défend plus nos convictions. Maintenant, la nature doit être protégée de notre technique. La désobéissance est justifiée, c’est défendre une cause. Désobéir, c’est une victoire sur nous-même, contre le conformisme. Je n’y avais jamais pensé. » M. renchérit. « A l’école, on ne nous apprend qu’à obéir. L’éducation ça consiste à nous inculquer des valeurs, mais surtout à nous soumettre, à soumettre notre jugement critique, notre indépendance. »

Danser : Le livre de Julia Beauquel provoque le même type d’étonnement. D. : « D’après l’auteure, tout peut être danse. Elle parle même du vol des mouches. Mais les animaux le font-ils consciemment ? » « Elle voit partout de la danse : il faut apprendre à la voir. La danse, ce n’est pas seulement ce qui s’apprend comme savoir-faire mais ce qui doit être perçu même dans la nature. » « Par exemple, la marche des éléphants qui se balancent, est-ce que c’est de la danse? » M. : « Et les cyclones? Quand-même est-ce que la danse, ça peut être un phénomène physique qui détruit tout. Il faut regarder le mouvement, pas le résultat qui peut nous faire peur. On ne doit pas se sentir concerné juste spectateur désintéressé. » G. : « J’ai bien aimé parce que je n’y aurais pas pensé. Les animaux ont un instinct primaire de la danse. Chacun a son rythme propre. Je n’y avais jamais pensé. » M.: « Les humains aussi, chacun a sa manière d’exprimer sa joie, c’est de la danse. Par exemple, les bébés se mettent à bouger en rythme naturellement, elle a raison. » 

 L’expérience du monde : Les premières pages confortent davantage une reconnaissance. Les lecteurs partent du même constat : « On le sait mais on n’ose pas se l’avouer. Il nous parle de ce qu’on vit et de l’impact de notre mode de vie. C’est un mode d’existence qui repose sur l’illusion. » M. : « La Bretagne, c’est vrai, moi je connais bien la Bretagne, c’est tout à fait ça ! Maintenant les villages sont standardisés. » E. : « On se sent concerné. Nous, les jeunes, nous avons l’impression de voyager grâce aux médias, surtout Internet ou grâce aux avions. » A : « Il a raison. Les agences touristiques nous promettent de nous faire faire l’expérience du monde. Mais tout est artificiel, construit, dirigé dans le tourisme. » M. « Avec la mondialisation, il y a de moins en moins de lieux singuliers mais ils sont de plus en plus interchangeables. »

L’enjeu est de pouvoir continuer après les vingt premières pages. Suivre les détails et les rebondissements d’une argumentation dont on a compris la thèse. La lecture philosophique suppose cette attention au développement d’une pensée qui déconstruit avant même d’espérer construire, ne serait-ce que les fondations d’une pensée à venir mais encore en germe. Comment les élèves vont-ils s’y prendre sans être assistés par un cours qui leur délivre la structure et le déroulé de l’argumentation ? Chacun des trois essais abonde en exemples, en analogies, en analyses conceptuelles, en références philosophiques. Vont-ils s’y perdre ?

Les difficultés, les réussites, les échecs

Le suivi de la lecture est le point crucial de l’expérience : les séances de compte-rendu de lecture ont lieu une fois par semaine au début d’un cours de deux heures. Puis progressivement au fil des mois, les séances s’espacent toutes les deux semaines. Chacun des élèves prend la parole successivement, rend compte de ce qu’il a lu et compris, et exprime une réaction intellectuelle à ce qui a été lu. Le premier mois le temps de parole du groupe n’est ni limité ni imposé. Il est arrivé qu’une heure y soit consacrée. À partir de mars, les séances s’espacent et reviennent tous les quinze jours mais tous les élèves n’y prennent plus la parole, car certains ont déjà fini de lire les trois ouvrages. Il leur est demandé de finir les ouvrages mais aucune sanction n’est associée à cette exigence. De fait, certains élèves ont tardé à finir, avouant qu’ils avaient laissé de côté leur ouvrage, mais aucun n’a décroché.

Plusieurs difficultés, rencontrées par les élèves, auraient pu faire obstacle à l’achèvement de la lecture. D’abord, perdre le sens, ne plus comprendre. D. a dû relire. Lors d’une séance, elle a déclaré courageusement : « Je n’ai rien à dire. Je dois recommencer. Je ne comprends plus rien. » Puis ne pas être d’accord. Sentir une tension causée par un désaccord majeur que les élèves ne sont pas encore capables de poser par écrit, à la marge de leur lecture. Ce désaccord vient de leur expérience immédiate qui est justement mise en question par le philosophe. Ce désaccord prend la forme d’un désaveu du questionnement philosophique. Une telle expérience de rejet est nécessaire, elle est même inévitable. On n’a pas à faire à de la pensée en toute sérénité. Il faut apprendre à se laisser guider tout en gardant son esprit critique. Mais nul ne parvient à l’exprimer clairement. M. déclare : « L’Expérience du monde, c’est compliqué à comprendre. On peut découvrir le monde avec la technologie, il faut se faire sa propre expérience du monde. Ça peut passer par la technologie. » Elle ne parvient pas à mettre en question sa propre position, celle que l’auteur déconstruit. Ici, ce sont les autres, leur lecture scrupuleuse et confiante, l’expression de leur propre prise de conscience critique qui a pu aider à surmonter la première crispation.  De même, N. avoue « Danser, c’est difficile à comprendre. Je n’aime pas que la danse soit liée à la philosophie. On n’a pas besoin de philosopher pour danser. » A-t-elle laissé en plan certains passages de l’œuvre ? Être néophyte en philosophie ne gêne aucun lecteur mais tous admettent qu’être ignorant en danse rend la lecture difficile. Il y a tellement de styles de danse convoqués, tellement d’exemples. Certains connaissent Charlie Chaplin, c’est devenu un classique qu’une majorité d’élèves ignore pourtant. M. « le sportif » ne parvient pas à être convaincu. Ce n’est pas de son goût. 

Le thème de la danse étant le plus difficile à aborder pour les élèves, il est acté qu’il est nécessaire d’ouvrir un dialogue direct avec un danseur professionnel. Une intervention est donc prévue sur deux heures de séance. Il s’agit d’inviter un danseur-chorégraphe à répondre aux questions que le livre de Mme Beauquel suscite. Les thèmes abordés sont sélectionnés par les élèves : le rythme, le naturel et l’artificiel, l’art et le sport, la beauté et la laideur, la souffrance, l’image et l’apparence, le corps et l’esprit. Envisager un échange fructueux avec ce danseur-chorégraphe de l’île a permis aux élèves de considérer avec scrupule les analyses et les exemples de Mme Beauquel.

Finalement, l’expérience de la lecture de ces trois ouvrages s’avère vécue comme une réussite, elle suscite la joie d’avoir été accomplie « jusqu’au bout » par tous. L : « A part des textes d’auteurs de philosophie vu en cours, je n’avais jamais lu entièrement des livres actuels traitant de sujet divers d’un point de vue philosophique. Je trouve que ces trois œuvres sont « abordables » pour un jeune esprit philosophique comme en terminale. Ces livres invitent le lecteur à réfléchir et je trouve cela très enrichissant culturellement et même personnellement. »

L’intérêt pédagogique de l’expérience et le bilan

L’expérience d’une participation à ce prix du Livre de Philosophie a été vécue comme une réussite aussi bien par mes élèves que par moi-même. Notre premier défi était celui de la lecture. Les professeurs font en effet régulièrement ce constat amer que les Terminales Littéraires lisent aussi peu que les élèves des autres sections. Si certains restent boulimiques de romans, il s’agit très majoritairement de romans du type Fantasy, traduits de l’américain et rapidement adaptés en série filmée.  

Cependant, le succès est à modérer. Il est à remarquer que le score final des votes de mes élèves reste corrélé au nombre de pages. Plusieurs élèves considèrent le moindre nombre de pages de l’ouvrage de M. Capelli comme un élément avantageux. Bien sûr, le thème leur semblait plus accessible. Ils ont pu interroger plus directement leur propre pratique. L’argument du nombre de pages a été donné à l’appui comme valeur supplémentaire : un texte court, facilement accessible par son thème et compréhensible par le traitement choisi du thème et par la clarté de son langage.

Résultats du lycée

  • 4 voix Désobéir
  • 6 voix Expérience du monde
  • 2 voix Danser

Certains élèves hésitants balançaient entre l’essai de M. Capelli et celui de M. Gros. Le thème politique choisi par M. Gros a sensibilisé de nombreux élèves et quelques-uns en ont été marqués. J’avais pu constater que les événements de contestation politique et sociale de cette année scolaire avaient été vécus avec une émotion vive par mes élèves, mais sans pouvoir faire encore émerger clairement une vision philosophique et politique. Quant au thème de la danse, très spécifique, il s’est heurté, malgré toutes mes précautions, à un préjugé défavorable. Il faudrait être soi-même danseur pour apprécier cet ouvrage, avouent quelques-uns. Le caractère touffu des références philosophiques ou culturelles des ouvrages de M. Gros et de Mme Beauquel ont parfois rebuté, du moins, ont-ils pu handicaper la saisie intuitive de l’ensemble de l’ouvrage. En revanche, le caractère unilatéral de la thèse de M. Capelli a eu l’avantage de permettre une appréhension synthétique. Ce critère quantitatif du nombre de pages n’est donc pas dévalorisant, au contraire, il participe d’un souci de l’élève de pouvoir faire sienne une pensée étrangère. Il exprime à sa manière l’expérience de l’éveil d’une conscience personnelle à travers la lecture. Les élèves ont été particulièrement marqués par l’idée de « société du spectacle » que M. Capelli reprend explicitement aux analyses de Guy Debord. Pour une grande part de ces jeunes adultes, imaginer voyager quelque part sans se mettre en scène en selfies, c’est une vie sans saveurs, c’est « la mort » ! L. : « J’ai bien aimé pouvoir réfléchir non pas sur un objet, une attitude ou une pratique particulière telle que la danse ou désobéir, mais sur notre monde actuel. L’auteur nous amène à la prise de conscience que nous avons manqué de réaction face à « l’inacceptable » et que cela a entraîné une décadence telle que nous ne pouvons plus ou ne savons plus si notre expérience du monde est véritable. J’ai également trouvé intéressant le fait qu’il propose, dans la continuité de ses propos et surtout à la fin du livre, des solutions pour revoir comment l’homme pourrait refaire l’expérience de s’ancrer dans la réalité objective. »

Les élèves ont d’eux-mêmes pris conscience de l’intérêt culturel des ouvrages. Ils y ont été d’autant plus sensibles qu’ils connaissaient déjà les références littéraires, artistiques ou mythologiques convoquées par les auteurs. Ainsi le personnage d’Antigone, étudié pendant tout un chapitre par M. Gros, est connu des élèves. L’interprétation de M Gros retient leur attention : N. « on ne peut pas vraiment dire qu’Antigone ait désobéi, en fait, elle obéissait à ses dieux, à ses croyances, ses traditions familiales. » « Il y a plusieurs types d’obéissance et de désobéissance, il faut comprendre pourquoi l’homme obéit, et à quel cas de figure il correspond. » De telles distinctions comprises par les élèves à partir des analyses de l’auteur permettent d’enrichir le cours. La question d’un droit à la désobéissance est en effet abordée dans mon cours sur la justice. Les élèves connaissent déjà l’expérience aujourd’hui controversée de Stanley Milgram et le concept « d’état agentique ». Ils en comprennent pleinement l’enjeu argumentatif dans le propos de M. Gros.

Les élèves ont été également particulièrement sensibles aux références philosophiques déjà abordées en cours soit à des auteurs, soit à des problématiques. Ainsi dans le livre de Mme Beauquel : la dualité trop convenue entre l’esprit et le corps est revisitée au regard de la danse. E. « Un danseur est à la fois tout corps et tout esprit, son corps est spirituel. » Le dualisme est évoqué et les élèves comprennent d’emblée l’enjeu de la dispute autour d’un tel modèle pour comprendre la danse. N essaie d’expliquer que la danse est mouvement, que ce mouvement n’est pas qu’une mécanique du corps que le danseur peut maîtriser techniquement mais qu’elle est aussi une émotion. Elle peut raconter une histoire aussi bien qu’exprimer les plus grands troubles de l’âme humaine : ses peines, ses désirs, ses étonnements, ses volontés, ses inquiétudes… C’est d’ailleurs le Descartes des Passions del’âme, celui de la conjonction de l’âme et du corps que Mme Beauquel convoque dans son analyse. Le même livre envisage la distinction entre plaisir et bonheur. G. : « Elle insiste sur le fait qu’on peut cueillir le jour présent en dansant. On danse le samedi soir, on ne pense plus à rien. La danse n’est pas un besoin vital mais c’est quand-même une nécessité pour la santé du corps. Cela fait penser à la Lettre à Ménécée. Danser, c’est profiter du moment présent. » O. pense que la danse relève seulement d’un plaisir et non d’une sagesse du bonheur durable et ataraxique, mais l’auteur a convoqué une argumentation puissante qui permet d’y réfléchir et d’accepter une autre hypothèse.

Chaque ouvrage peut donc être exploité dans un cours. Une difficulté pratique est à prendre en compte. Les livres ne sont pas lus dans le même ordre par tous les élèves, leur ordre de lecture ne correspond donc pas nécessairement au déroulé du programme dans mes cours. Il faut noter qu’un investissement pédagogique des analyses conceptuelles des ouvrages reste une possibilité ouverte au gré de chacun. Les organisateurs du Prix n’ont jamais justifié de cette sorte leur entreprise. Il n’empêche, les auteurs ont permis aux élèves d’envisager l’actualité des problématiques philosophiques. Tous mes élèves ont essayé de formuler celles qu’ils puisaient dans leurs ouvrages. En se lançant dans la participation à ce prix, mes élèves se sont donc frottés non pas à des livres mais à des pensées, voire même à des penseurs. Les organisateurs du Prix ont d’ailleurs pensé à une demi-journée de visioconférence permettant une interaction avec les auteurs. Malheureusement, notre éloignement géographique nous imposant un décalage horaire trop important ne nous a pas permis d’y participer.

L’expérience est donc à renouveler même avec des conditions différentes, en testant le principe du volontariat. Il faudra alors envisager avec les volontaires les modalités des rencontres et de suivi de la lecture. 

 Je tiens à remercier mes collègues et amies Mmes Ragenard, Hébinger et Muller pour leur relecture critique, Mme Nardin, proviseure du lycée pour son soutien, M Bregeon Didier, responsable pour l’Association des Professeurs de Philosophie de l’Enseignement Public du comité de pilotage du prix, lui-même professeur de philosophie dans le secondaire, et les auteurs pour le modèle de philosophes vivants (!) qu’ils représentent pour nos jeunes élèves.