
Les sanglots ne sont pas de simples pleurs. Ils surviennent dans une situation d’impuissance, comme un deuil, une rupture, une humiliation ; et ils la redoublent. Secousses, contractions, spasmes, ils sont une attaque du corps contre la parole, la pensée, la station debout. Autant de facultés censées faire de nous des sujets. Ce faisant, ils nous obligent à regarder en face notre impuissance et la vanité de notre être-sujet. Les corps qui sanglotent sont des corps auxquels a été conféré un statut de sujet constamment sous probation – à commencer par les corps féminins. En se soulevant, le diaphragme crée, pour quelques instants, un autre rapport au temps, aux autres et au monde qui est le ressort d’une présence vive à soi et d’une protestation. C’est donc en féministe qu’Estelle Ferrarese s’efforce de placer les sanglots sur la scène du visible, du pensable, du représentable.
Qui est Estelle Ferrarese ?

Estelle Ferrarese est professeure de philosophie morale et politique à l’université de Picardie Jules Verne. Elle est membre senior de l’Institut Universitaire de France (promotion 2022).
Spécialiste de la théorie critique de l’Ecole de Francfort, elle écrit sur la vulnérabilité, le corps, l’espace public, le marché.
Elle a été professeure invitée à la New School for Social Research à New York et à la Humboldt Universität à Berlin.
Elle a publié, entre autres ouvrages, Le marché de la vertu. Critique de la consommation éthique, Paris, Vrin, 2023.
Le mot d’Estelle Ferrarese aux lycéens jurés:
Chères lycéennes, chers lycéens,
Dans ce livre, j’essaie de décrire le plus finement possible, puis d’appréhender philosophiquement, l’expérience que constitue un accès de sanglots. Pour cela, je puise dans des scènes de cinéma (comme Midsommar d’Ari Aster), de littérature (comme La Recherche du temps perdu de Marcel Proust), de théâtre (comme
4.48 Psychose de Sarah Kane), ou encore de danse (comme Café Müller de Pina Bausch, qui figure sur la couverture du livre). Je m’emploie au fond à apporter une réponse à la vieille question spinozienne « que peut un corps ? », montrant comment lorsque nous sommes emportés par les sanglots notre corps redouble l’épreuve de l’impuissance qui nous a mis dans cet état. Nous sanglotons lorsque nous nous heurtons à la limite de nos pouvoirs (à l’occasion d’un deuil, d’une rupture, d’un échec par exemple). Or, les sanglots ne font pas que trahir une émotion, ils attaquent des facultés censées faire de nous un Sujet : la parole, la pensée, la station debout. Ils nous obligent à quelque chose :
à nous confronter intimement à cette impuissance, à la connaître d’une manière bien différente de la pensée rationnelle. Et ils protestent contre elle. Il y a un refus de faire sagesse, dans les sanglots.L’essai met en évidence que le corps sanglotant institue, pour quelques instants, un autre rapport au temps (ramené à un pur présent), à autrui (à qui je retire toute attention), au monde (dont je confisque la force causale). Et il fait même plus que cela : destituant le Sujet il proteste contre cette figure centrale de la modernité.
Mon raisonnement est, dans chacun de ses mouvements, ourlé de préoccupations féministes. Les études empiriques montrent que la fréquence des sanglots est profondément genrée. Cela m’engage à réfléchir à la spécificité du rapport au monde des corps sanglotant de manière répétée, mais aussi à méditer sur la logique d’oppression expliquant l’absence de représentations et de discours sur les sanglots en Occident.
En résumé, je pratique ici, dans les pas de mon maître, Theodor W. Adorno, une philosophie « micrologique », une philosophie qui se déploie à partir d’un détail, d’un tout petit événement de la vie corporelle.