
Qui ne s’est demandé, levant les yeux vers un ciel étoilé, considérant son abyssale profondeur, quel sens avait l’existence ? Kant a formulé cette interrogation sous forme de réponse : deux choses, dit-il, remplissent le coeur, « le ciel étoilé au-dessus de moi et la loi morale en moi ». Cette pensée gravée sur la tombe du philosophe, Kant la formula plusieurs fois au cours de sa vie. Il y revient comme à un horizon où brille la conviction de la destination morale de l’humanité. Mais elle reste somme toute énigmatique. Cet essai en propose une lecture interne à la pensée kantienne puis interroge sa portée.
Par son insistance et son inscription de l’insondable, elle conjure en effet une inquiétude. La béance de la nuit laisse entrevoir un abîme inadmissible pour le sens : c’est le hors-sens absolu que l’univers suggère à la pensée. Si Kant part du sentiment du sublime, le mûrissement de sa réflexion le conduit d’ailleurs à confronter le cogito des étoiles aux violences de l’histoire et à l’indifférence de la matière. Et l’épreuve intime du vieillissement lui rappelle sa dépendance envers le corps. La considération du ciel étoilé se retourne dès lors contre le regard kantien. Elle n’est plus tant le seuil d’expression d’une foi morale que celui d’une éthique de l’incertitude où le sens, coupé de toute justification transcendante, ne peut être fondé que par lui-même. Alors que l’expérience du ciel cosmique disparaît aujourd’hui sous la pollution et l’envahissement technologique, ce sont de nouvelles Lumières, celles du soin et de l’éthique du sens partagé, qui doivent percer au sein d’une histoire qui répand les ténèbres.
Qui est Jean-Marc Mouillie ?

Ancien élève et assistant de l’Ecole Normale Supérieure, Jean-Marc Mouillie est Maître de Conférences HDR de philosophie à l’université d’Angers, et membre du Centre International d’Étude de la Philosophie Française Contemporaine (UMR 8241, ENS-CNRS-Collège de France).
Il a travaillé sur la pensée de Sartre, la phénoménologie française, la philosophie des normes, l’éthique clinique, la question totalitaire.
Il a publié L’éthique du préférable partageable. Lecture du principisme (Paris, Les Belles Lettres, 2019) et Sartre. Conscience, ego et psyché (Paris, Presses universitaires de France, 2000).
Le mot de Jean-Marc Mouillie aux lycéens jurés
Chères lycéennes, Chers lycéens,
Kant demeure pour nous, au XXIe siècle, un éclaireur. Et l’ennemi de ceux qui veulent éteindre les « Lumières ». Le gouverneur de Kaliningrad (ex Königsberg), sa ville natale, où il vécut jusqu’à sa mort, l’a accusé en 2024 d’être le véritable responsable de la guerre en Ukraine… Qu’éclaire donc toujours Kant, 300 ans après sa naissance ? La possibilité de penser notre existence, celle d’un être vivant qui s’interroge sur sa « destination » : notre vie a-t-elle un sens ou bien n’est-elle qu’un accident respiratoire sans importance sur une minuscule planète «perdue » dans l’océan de la matière ?!
Si nous nous interrogeons sur le sens des choses, nous dit d’abord Kant, c’est que nous en sommes la source, et que nous ne pouvons donc pas apprendre des réalités matérielles la raison de notre existence. Nous n’avons aucune « place » dans l’univers. L’existence est insituable, et c’est son privilège. Car, poursuit-il, nous sommes d’un autre ordre. Celui-ci se dévoile notamment lorsque nous admirons des actes, des oeuvres ou des spectacles naturels qui nous donnent un sentiment de grandeur : l’expérience du sublime nous élève au-dessus de notre «petite vie ». Ainsi quand je regarde le ciel d’une nuit étoilée… Ce spectacle vertigineux me « dit » que l’existence n’a aucun sens du point de vue de l’univers qui l’engloutit, mais il me fait éprouver avec intensité que je porte en moi le sentiment du noble, de la valeur.
Kant l’a résumé dans une des phrases les plus célèbres de la philosophie. Celle que commente ce petit livre. Certaines pages seront sans doute difficiles (elles le furent aussi pour leur auteur). Mais l’essentiel, dit Kant, c’est de penser à son tour soi-même ce dont il est question. Kant explore l’expérience commune. Et il montre la fécondité de l’acte de philosopher.
Pourquoi la nuit étoilée nous envoûte-t-elle ? Quel sens fait-elle briller ? Quel est cet étrange rapport qui se noue en moi entre la grandeur insondable de l’espace et un sentiment de grandeur morale qui suggère à l’existence qu’elle n’est pas vide de sens ? Kant reprend cette interrogation toute sa vie. En l’approfondissant, sa pensée se charge d’une tension inquiète.